Luigi Pirandello, Eau amère
Nouvelle, Folio
Théorie condensée, précis du couple à l’usage de ceux qui en sont déjà revenus et qui n’en cherchent plus, depuis longtemps, le mode d’emploi, Eau amère est une nouvelle où l’on peut entendre la langue particulièrement vivante, « méridionale », de Pirandello. Il y a quelque chose de Pagnol en Pirandello, pourrait-on dire si l’on s’accordait le droit de taquiner la pure temporalité et, n’ayons pas peur des rapprochements, une manière de peindre les caractères qui rappelle les personnages de Giono.
Comme dans La mort à la bouche, Luigi Pirandello nous sert un dialogue très « monologué » au fil duquel Bernardo évoque pour un inconnu, client lui aussi de la station thermale où ils suivent tous deux une cure, le désastre de sa vie de couple. Et c’est encore pour l’auteur l’invitation faite au lecteur de s’appuyer sur le particulier pour tenter de s’élever un peu vers l’universel.
Depuis des lustres, pour tout le monde dans la station, le gros Bernardo est « le mari de la doctoresse »…depuis exactement ce jour où sa femme Carlotta l’a abandonné pour le médecin de la station.
Carlotta demeure la plaie ouverte, incicatrisable et purulente, la source morbide d’autocontagion de Bernardo. Une femme avec laquelle il ne se serait jamais marié si le choléra ne l’avait mortellement frappée, s’il n’avait été convaincu qu’elle en mourrait et qu’elle ne pouvait comparaître devant Dieu dans un tel état de péché ; une femme pécheresse et déchue avant même de connaître Bernardo pour qui elle n’aurait dû être qu’un amusement de passage ; une femme qui lui fera expier cette liaison peccamineuse jusqu’à la fin ; une femme plus forte que le choléra et qui continuera de lui empoisonner le reste de sa vie, telle est Carlotta. Il est des rencontres qu’il vaudrait mieux éviter !
Bernardo assiste, impassible et philosophe, à la naissance de l’idylle entre Carlotta et le jeune médecin veuf, tout de noir vêtu, ténébreux et ombrageux. Il y assiste, en prend stoïquement son parti et sauve la face parce que les verrous sociaux ne sont pas levés. Il ne condamne pas sa femme pour un fantasme… Mais, à l’issue d’une nuit d’ivresse, le jeune médecin vient scandaleusement provoquer Bernardo chez lui. Quoique le mari s’en fût passé, le duel est inévitable et, malgré son ignorance complète des armes, Bernardo le remporte. L’honneur est sauf, le mariage est mort. Carlotta se précipite au chevet du médecin bientôt rétabli pour ne plus jamais le quitter.
Depuis, Bernardo, devenu obèse, revient chaque année dans cette station thermale. Etrange et malsain pèlerinage. Il ne peut repartir, redémarrer une vie qui s’est arrêtée là, il ne peut rompre ce lien à la souffrance qu’il entretient par ce rituel inquiétant. Que croit-il faire ? Cherche-t-il à montrer à Carlotta combien elle réussit, à distance, après treize ans, à parachever sa lente destruction, à propager en lui le mal irréversible, la mort lente ?
Confit dans sa souffrance comme ces malades qui se roulent perpétuellement dans les draps sales et poisseux de leur maladie, il tisse tranquillement son linceul. Masochisme ? Culpabilisation ? Le temps a cessé de s’écouler. La balle du pistolet de duel qui a blessé le rival a libéré la femme et emprisonné le mari à jamais.
Ce qui lui est arrivé, Bernardo n’arrive pas à le digérer. Son foie est malade. Ce qui lui est arrivé, il ne parvient pas à l’avaler. La pilule est trop amère. Plus amère encore que cette imbuvable et nauséeuse eau de régime qu’il faut pourtant boire. Pour Bernardo, la vie n’est plus qu’une eau amère, la plus amère des eaux dont il ne parvient pas à porter la coupe à ses lèvres pour la vider enfin et l’éloigner de lui.
On retrouve, dans cette belle et forte nouvelle, des thèmes chers à Luigi Pirandello : une manière de pessimisme face à la difficulté, à l’impossibilité radicale et essentielle, de trouver le bonheur au sein d’un couple qui tue l’amour en transformant l’homme en mari, la femme en épouse, le désir en devoir, la pulsion en respect. Le couple virilise la femme, féminise l’homme. Les polarités sont bouleversées, les aiguilles s’affolent. Ce sont les écueils de la vie, les récifs du quotidiens assurés.
Parmi les modulations de ce texte aux lointains échos douloureusement autobiographiques, au cœur d’une vision aujourd’hui convenue du couple et de ses apories, Pirandello fait preuve d’une grande modernité. Il pose la « parité » (comme on dit aujourd’hui) de l’homme et de la femme jusque dans les domaines les plus intimes : les désirs et les fantasmes. Cette absolue égalité reconnue à la femme par son époux en un temps (l’épidémie de choléra date précisément l’action à la fin du XIXème siècle) et en un pays où ne peuvent régner avec suprématie que l’homme, la famille, le foyer, l’ordre moral le plus strict, verrouillé à double tour par un pointilleux sens de l’honneur et une intransigeante religion, montre toute la modernité, et presque la modernité prophétique de ce texte.
Et c’est en cela aussi qu’il prend toute sa valeur. Carlotta, la haïssable Carlotta, à peine dépeinte dans l’œuvre, apparaît comme une héroïne moderne dans ce qu’elle peut avoir de plus trouble et de plus exaltant, une héroïne qui s’affranchit des carcans et prend sa vie en main, qui refuse le malheur, la soumission, l’esclavage, la culpabilisation et construit activement son bonheur, en jetant elle-même les bases d’une nouvelle vie qu’elle invente… Bonne lecture !
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