Si vous voulez aimer Homère ou Pindare, si vous voulez connaître la définition véritable du mot "culture", il faut lire Jacqueline de Romilly. Première femme professeure au Collège de France, première femme membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, l'Académie Française l'a accueillie en 1988 et, dans ce cas, c'est plus un honneur pour l'Académie que pour elle.
Le premier livre d'elle, qui m'aura marqué durablement, aura été "Pourquoi la Grèce ?" en 1992.
En tâchant de répondre à une question essentielle : pourquoi les textes des anciens grecs, après avoir traversé et enrichi la civilisation romaine, ont-ils fondé et influencé à ce point la culture et la civilisation européenne ? Mme de Romilly y répond : les Grecs antiques, à travers leur théâtre, leur poésie, leur philosophie, leurs sciences diverses ont toujours tendu vers l'Universel. Tournant le dos au contingent, ils ont voulu peindre ce qui parlerait aux hommes des millénaires à venir, quelle que soit leur civilisation.
On est bien loin de la "culture" d'aujourd'hui, entre art contemporain, art de rue et techno-parade.
Dans le jardin des mots, Jacqueline de Romilly fait oeuvre de conteuse. Mais elle n'est pas n'importe quelle conteuse. Elle a l'âme d'une gardienne de phare isolé sur un ilôt rocheux au coeur d'un ouragan. Aux bourrasques furieuses qui se déchaînent pour abattre la langue française et l'ensevelir à jamais dans un contagieux bouillon d'inculture, elle oppose son amour des mots. Contre l'obscurité qui menace les mots malades, elle brandit la lumière de la connaissance.
Comme un chef prépare de simples aliments pour les élaborer, par amour du beau et du bon, en mets rafinés qu'il veut faire aimer à ses clients, l'auteure veut nous faire partager son amour, sa passion de la langue et des mots. Elle veut nous en nourrir pour nous en (re)donner le goût.
C'est réussi, au-delà de toute espérance. Elle nous démontre aussi cette éternelle vérité que savaient depuis toujours nos ancêtres et que nous avons oubliée : un bon repas n'est pas plus cher qu'un mauvais, et les bénéfices sur la santé sont incomparables.
C'est ainsi que le livre commence : "La langue que nous parlons, que nous avons apprise depuis notre enfance et qui se parle depuis des siècles, celle qui nous sert à nous exprimer dans notre vie de tous les jours, peut être plus ou moins bien portante. Si elle va mal, notre pensée, notre vie quotidienne en seront modifiées. Mais, inversement, il dépend de nous, il dépend de chacun de nous qu'elle aille mieux ou moins bien, car nous sommes tous porteurs de virus et la contagion est grande."
En quelques dizaines d'articles ciselés Jacqueline de Romilly se montre le meilleur avocat de la langue française. Elle n'est pas seule. Ils sont quelques uns, nos auteurs, à conduire une croisade contre la barbarisation de notre langue. Modeste croisade : ils n'ont pour armure que l'amour de la langue ! Citons par exemple la belle série d'ouvrages qu'Eric Orsenna avait ouverte avec "La grammaire est un chanson douce", suivie des "Chevaliers du subjonctif" et de "La révolte des accents".
Face à la jubilation populaire de la dernière palme d'or à Cannes "Entre les murs", face à la complicité de certains enseignants de français, tels ce grandiloquent François Bégaudeau, pour qui enseigner c'est se mettre au misérable niveau de ses élèves, pour qui transmettre la langue française peut se faire tout en ayant honte d'être français (« Moi non plus, je ne suis pas fier d'être français ! » réplique-t-il à un moment, acteur de son propre rôle !) eh bien face à tout cela, certains sont plutôt fiers de défendre une culture qui nous vient en ligne droite des anciens Grecs et des antiques Romains et qui avait fait du français la fleur du génie latin.
Ces trois livres d'Osenna, ce dernier ouvrage de Jacqueline de Romilly, les élèves devraient les lire dans leur scolarité. Ils comprendraient peut-être la possibilité qui leur est donnée grâce à la maîtrise de la langue française non seulement de "s'assimiler", de "s'intégrer", mais encore de s'inscrire dans une lignée qui remonte à Homère et à Sophocle.
Dans ce même premier article, p. 14 : "À notre insu, autour de nous, le chancre gagne. Et si c'est un peu obscur, tant mieux ! Cela fait savant et n'engage personne. Ainsi, quand on me dit qu'une jeunesse montre des sentiments positifs, faut-il comprendre qu'elle est favorable à telle ou telle idée ou bien que l'on peut se féliciter des sentiments qu'elle éprouve ? Le pédantisme est, en général, le paravent de l'ignorance ou de l'imprécision dans la pensée."
Mme de Romilly aurait-elle pensé à nos pédagogues de l'Ecole ? à nos ayatollahs du socio-constructivisme ? à nos incultes formateurs d'enseignants incapables et manipulés par des idéologies obscurantistes ? à nos Universitaires foucaldiens qui se gargarisent de phénoménologie et de philosophie analytique, sans rien comprendre à rien et sans rien transmettre à personne ?
Promenez-vous dans ce Jardin des mots, vous y découvrirez quelques essences en voie de disparitions, quelques accents désormais inaudibles.